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KOLKA

DEMAIN,
JE SAUTE

« Et si c’était à refaire

Je referais ce chemin »

Aragon,
Ballade de celui qui chanta dans les supplices

C’est peut-être ma dernière année. Dans onze mois, je serai libérée.

Un dimanche après-midi, fin août. Une chaleur oppressante enferme la ville dans un carcan. À la gare centrale, ambiance encore plus pesante avec le va-et-vient du dimanche soir : roulement des valises de ceux qui partent ou qui rentrent, odeur âcre et graisseuse des rails et de l’asphalte surchauffée.

Je rentre de vacances et j’ai hâte de quitter ce lieu.

Dernière étape avant la sortie sur le boulevard qui longe la gare, la descente de l’escalator. Une rumeur me fait tourner la tête. La prison est là sur ma gauche. Me parviennent les appels des détenus que je devine derrière les barreaux.

Des mains s’accrochent ou essaient de jeter quelque chose dans le terrain vague situé devant le mur de la prison. Aux fenêtres, sont suspendus des lambeaux d’étoffe.

Dans ma tête : le lycée professionnel, ses fenêtres à barreaux au rez-de-chaussée, ses couloirs trop étroits où hurlent et se bousculent des grappes d’élèves.

Officiellement, l’Éducation nationale me rend ma liberté. Je peux prendre ma retraite à la fin de l’année scolaire qui va bientôt commencer.

Les grandes vacances à perpétuité.

Les jours où la fatigue et le découragement me mettent k.-o. je n’aspire qu’à ça. À d’autres moments, l’idée de faire le deuil de mon métier est hors-champ. Pire : inconcevable. Je me dérobe à la seule porte de sortie raisonnable pour m’aventurer dans cette zone d’insécurité où le bord du précipice n’est jamais très loin et me jeter, tête la première, dans une crise d’angoisse qui remue de douloureux souvenirs.

L’enterrement de ma mère par un jour froid de janvier est celui qui m’est le plus insupportable.

Je revois la crémation, le cercueil qui disparaît. Rien, il ne reste rien de celle qui m’a tant aimée sinon cette urne dérisoire dont je ne sais que faire.

Le lendemain, je suis étendue sur mon lit, épuisée après sept heures de cours. Je ferme les yeux à la recherche du sommeil qui m’a fui les nuits précédentes. Au rez-de-chaussée, j’entends la porte d’entrée s’ouvrir. C’est mon fils Olivier qui rentre du lycée. Coup de fil, il décroche. Au son de sa voix, je devine qu’il s’agit d’un familier. Je me lève et au moment où je vais franchir la porte de ma chambre, j’entends ces paroles :

… Elle vient de perdre sa mère. Hier, c’était l’enterrement et ça a été terrible. Je crois qu’il vaut mieux que tu la rappelles dans une quinzaine quand le gros du choc sera passé.

Je reste figée sur le palier.

Mon fils vient d’avoir dix-sept ans. Ce soir, c’est lui l’adulte et moi l’enfant.

Le mois de septembre est radieux. L’année s’annonce sous de bons auspices.

Profitons-en.

Premier cours de français avec les bacs pro option comptabilité, une classe qui n’a pas l’air facile et avec laquelle il va falloir jouer serré. On va commencer par un « micro-trottoir » par écrit. En début d’année, ça marche toujours. Pas encore le réflexe défensif contre le prof ou contre ceux ou celles dont on se méfie.

J’attaque de façon frontale :

Pour toi la rentrée, c’est quoi ?

Pour moi la rentrée, c’est arriver un peu paumé. Pour moi la rentrée, c’est avoir le dos plié ! a écrit Valentin.

Tu n’es pas le seul. Écoutons ce qu’a écrit ta copine Morgane.

Pour moi la rentrée, c’est avant tout la fin des vacances. Le retour au lycée la mort dans l’âme. Et la sonnerie de mon réveille-matin que je déteste !

Le traumatisme du réveil matinal, Camille n’y échappe pas non plus sauf quand elle « oublie » carrément de venir au lycée. Aujourd’hui elle est pleine de bonnes résolutions et n’hésite pas à écrire :

« Vite, vite, on est partis tout endormis. C’est la rentrée, pas de panne d’oreiller. »

Bravo Camille. Pourvu que ça dure.

Un temps de pause.

On reprend son souffle avant d’aller plus loin dans cette libération des émotions mais aussi dans ce florilège de rêves, de souhaits, de désirs inaboutis :

Cette année, j’aimerais commencer à travailler. Cette année, j’aimerais ne plus batailler.

C’est Dimitri le bougon qui fait cette confidence. Élisa ajoute :

Cette année, j’aimerais finir les livres que je commence à lire.

Innocent, comme toujours, essaie de se singulariser aux yeux de ses camarades :

Cette année, j’aimerais chasser mes vieux démons.

Quand on s’appelle Innocent…

C’est Valérie qui aura le mot de la fin sur ces souhaits de début d’année :

Cette année, j’aimerais tout simplement être surprise.

Résister à l’usure, à l’ennui, aux brisures.

Retrouver cette douce palpitation du plaisir.

J’en rêve aussi.

Pour clore ce tour d’horizon, une dernière question assassine :

Pour toi la vraie vie, c’est quoi ?

Ils me regardent surpris puis se lancent dans l’écriture.

Camille, après avoir mâchouillé le bout de son crayon, se jette à l’eau la première :

Pour moi la vraie vie, c’est la mienne.

À l’autre bout de la classe, Alexis, le torse bombé et la mine rigolarde, déclare d’une voix forte :

Pour moi la vraie vie, c’est l’amour, le rire, les filles et le rêve !

Jordi son rival dans les succès féminins n’est pas en reste :

Pour moi la vraie vie, c’est un incendie !

Et joignant le geste à la parole, il mime avec ses deux mains une explosion.

En point d’orgue et comme pour calmer cette surenchère, Gwanaëlle déclare :

Pour moi la vraie vie, c’est savoir d’où l’on vient et où l’on va.

Le silence se fait. Gwanaëlle la mutique aura le mot de la fin. Elle qui, d’habitude, vous regarde droit dans les yeux sans ciller une seconde et sans qu’on sache vraiment si elle a envie de vous flinguer à bout portant ou si elle cherche désespérément un vrai contact, s’est exprimée avec une clarté et une assurance qui a surpris tout le monde.

Ils ont bien joué le jeu. À la loyale, sans hésiter à entrer dans des territoires où ils n’ont pas l’habitude de s’aventurer et où je ne les emmène pas non plus.

Je sais que pour certains, cela changera sans doute le regard qu’ils porteront sur moi, sur les moments moins folichons que nous passerons ensemble. Et peut-être qu’alors surgira dans leur mémoire ce moment de complicité partagé.

L’euphorie de ce début d’année n’arrive pas à me faire oublier le mal-être dans lequel je m’englue depuis le début septembre.

L’idée de ranger définitivement mon cartable dans le placard à la fin de l’année, m’angoisse.

Ce n’est pas tout. Un cyclone dévastateur se profile à l’horizon de ma vie personnelle. Celui qui partage ma vie depuis vingt-cinq ans va sans doute me quitter. Les signes avant-coureurs sont là : évitements des regards, silences, mensonges, fuites. Je ne peux plus fermer les yeux.

Mais une nouvelle année scolaire s’ouvre devant moi et je dois y faire face. Je n’ai pas le choix.

Donner le change, faire bonne figure devant la famille, les collègues, les élèves, c’est trop lourd pour moi, je vais craquer. C’est ce que je me dis, la nuit, lorsque je cherche en vain le sommeil.

Les « bofs » – c’est ainsi que je les surnomme – ont toutes le même look : maquillage outrancier, air blasé, shorts ultra moulants, tee-shirts dégageant généreusement leur poitrine, le tout dans des couleurs bigarrées qui se bousculent et se disputent la première place.

Accoutrement pas toujours en accord ni avec leur silhouette encombrée par les kilos en trop ni avec la situation. Aller en cours ou en discothèque pour elles c’est du pareil au même. Il s’agit avant tout d’être regardées.

Elles arpentent les couloirs du lycée, perchées sur leurs hauts talons, deux ou trois de front. Malheur à celui qui arrive en face. Il ne lui reste plus qu’à se coller prudemment le long du mur s’il ne veut pas se heurter au grand sac fourre-tout qui ne les quitte jamais.

Je les regarde, elles non. Elles ne me voient même pas tant elles cultivent une mono passion : la chasse aux mâles. Eux seuls peuvent leur faire quitter cet air morne qui fige leur visage et accrocher un vague sourire sur leurs lèvres. Eux seuls peuvent déclencher tout à coup des gloussements en catimini, des œillades bien appuyées et une cascade de rires cacophoniques.

Elles m’agacent.

Combien d’années de combats féministes pour que ces petites nanas ne s’intéressent qu’à une chose : la couleur de leur eye-liner ou celle de leur rouge à lèvres. Pas d’autre quête que celle du beau mâle qui les fera tourner en bourrique et ne leur offrira comme perspective que des soirées télé devant un match de foot.

Sofia, cinquante ou cinquante-cinq kilos de chair triste et molle.

Vingt ans et déjà toute la lassitude du monde dans le regard.

Tu montes les escaliers devant moi, lourde, passive, en bousculant tes copines du coude.

Pas envie d’aller en cours.

Et moi au fait, en ai-je envie ?

Je fais tout comme…

Allez dépêchez-vous. Vous devriez avoir honte, je vais vous doubler.

Oh madame, on a le temps ! rétorque Sofia en se retournant vers moi.

C’est vrai qu’on a le temps.

Le scénario, je le connais par cœur. Dans dix minutes, je sais que tu vas essayer de te planquer au fond de la classe, pour consulter, peinarde, la messagerie de ton portable ou tenir une conversation du genre : « tu matan s soir a 17 h » « c pa » « pourkoi » « tu ma gonflé ir », les jeux de l’amour et du hasard, version textos. Il se peut aussi que tu sortes ta trousse à maquillage. Celle qui te donne l’illusion qu’avec un peu de poudre à perlimpinpin, tu vas faire craquer tous les garçons. Le seul problème est que tu n’as aucun charme Sofia. Alors avec ou sans mascara, avec ou sans rouge à lèvres, avec ou sans blush sur les joues, le résultat est le même : tu ressembles à ces vilaines grenouilles qui hantent les contes de fées.

Heureusement, tu ne peux lire dans mes pensées.

Je vais être charitable et t’éviter un énième ravalement de façade.

Tiens Sofia, viens donc me tenir compagnie. Je m’ennuie toute seule devant.

Tu bougonnes un peu, partagée entre le plaisir que je m’intéresse à toi et celui d’être bien planquée derrière Carla, ta grande copine au physique de camionneuse. Tu obtempères en traînant les pieds. Aujourd’hui, tu as eu la bonne idée de ne pas chausser de talons aiguilles qui font pointer en arrière un popotin qui n’a rien de sexy. Tu mâchouilles allègrement ton éternel chewing-gum. C’est plus fort que moi, à chaque fois que je te regarde ainsi, surgit l’image de ces bovins, aux doux yeux mélancoliques, qui regardent passer les trains en ruminant tranquillement.

Allez Sofia, un petit cadeau à la poubelle avant de t’asseoir. Jette ton chewing-gum.

Oh m’dame, il était tout neuf !

Eh bien tant pis ! Tout neuf ou pas tu le craches.

L’affaire est réglée. Et nous sommes parties, Sofia, ses copines et moi-même pour une heure de bonheur partagé.

« Il est six heures du matin, vous êtes à l’écoute de… » Le radio-réveil me rappelle brutalement que je dois me lever. Encore tout imprégnée par un rêve du petit matin, j’ai de la peine à réagir. Que j’étais bien. Je volais au-dessus de la mer, je regardais au-dessous de moi le scintillement de l’eau, je sentais sur mes ailes la caresse du soleil levant.

Le bruit régulier de la pluie sur le velux et le noir que je devine derrière les volets me rappellent que je ne suis pas un oiseau et qu’il va falloir que je me lève.

Je bâille, je m’étire, encore bien au chaud sous mes draps. Encore un petit moment avant que je ne m’extirpe de mon lit. Ce matin, je sens que tout va aller de travers. Je ronchonne, je tergiverse. Je rêve même. Et si je n’y allais pas ? Et si j’étais malade moi aussi ? Un coup de fil avec une bonne imitation d’enrouement.

Je vois déjà la tête du directeur-adjoint et celle des élèves massés devant la porte de ma salle de cours.

Elle est où la prof ?

Votre professeur sera absent aujourd’hui. Allez directement en permanence.

Ouais, trop cool !

J’ai beau m’examiner attentivement, par le moindre petit mal de gorge, pas la moindre sensation de chaleur qui pourrait faire soupçonner un début de grippe. Je me lève. Un pied puis l’autre. Je reste assise au bord de mon lit, saisie par le froid qui règne dans la pièce. Je cherche à tâtons ma robe de chambre. Surtout pas de lumière, pas tout de suite.

Je me dirige en somnambule vers la cuisine et passe encore un bon moment à rêvasser devant mon bol de café. Ce matin, impossible de décoller mon derrière de ma chaise. Il va pourtant bien falloir.

Devant la porte de l’établissement, c’est la joie des retrouvailles comme chaque matin. On se bouscule, on rigole haut et fort. On se fume une dernière cigarette ou un dernier petit joint avant de franchir le seuil.

Mais une fois en cours, les masques tombent, et on se la joue autrement.

Pas envie de quitter sa parka ou de baisser sa capuche.

Pas envie de lâcher son portable.

Pas envie de sortir son classeur ou son livre.

Pas envie de se taire et d’écouter le prof.

Et moi, ce matin, je n’ai pas envie de me battre.

Les beaux jours ont fui, mon bel enthousiasme aussi…

17 h 05. Cinq minutes que vient de retentir le jingle qui annonce la fin des cours. C’est l’heure de la délivrance, la quille, la liberté.

Cinq minutes sont passées et le lycée s’est vidé.

Plus de bruit ni d’agitation. Les grands couloirs sont désertés, abandonnés au silence.

Je suis seule dans ma salle de cours. Encore un peu étourdie par le passage soudain à cette absence totale de bruit.

Autour de moi, un champ de bataille abandonné à l’ennemi.